Bailey, 12 ans, vit dans un immeuble en forme de squat. Son paternel, petite frappe tatouée, essaie de se faire un peu de fric pour payer son mariage avec son énième conquête. Sa mère a un nouveau mec violent, qui fait peur à ses deux petites demi-sœurs. Dans ce monde pas bien reluisant, Bailey tourne en rond, incapable de grandir comme elle le voudrait. Peu reluisant oui, mais pas pathos pour autant. Car jamais Bailey et sa famille ne sont les pantins d’une quelconque démonstration socio-politique.
Ces personnages abîmés, cassés, bringuebalés, sont de vrais personnages, des personnes de chair et de sang, les protagonistes de leur vie. Arnold les aime, les filme tel quel et plus que tout, aimerait les voir sortir de leur situation – ce qui ne signifie jamais sortir de leur milieu.
Puis Bailey rencontre Bird, figure juvénile et excentrique, littéralement perchée – il l’observe depuis le toit d’un immeuble voisin. Certains le traitent de détraqué mais dans cet univers d’adultes-enfants, Bird est finalement le plus « normal ». Le plus doux, aussi. Il assure à Bailey qu’il a grandi dans le quartier, qu’il aimerait retrouver sa famille. Elle décide de l’aider.
Cette jeune fille que la caméra d’Arnold ne quitte jamais, porte Bird de bout en bout. Rivée à son téléphone, qu’elle n’utilise jamais comme repli sur elle mais comme ouverture sur le monde, Bailey est une héroïne moderne mais intemporelle. Elle est une ado de 2024 comme elle pourrait l’être de 1994 : en quête d’une identité et d’un groupe, d’une famille à qui appartenir. Si Andrea Arnold s’était contentée de ce coming-of-age, elle aurait déjà accouché de son meilleur film. Mais la cinéaste d’aller plus loin. À l’apogée de son deuxième acte, Bird franchit un pas décisif qui lui fait prendre une direction que, jusqu’alors, le récit n’avait que suggéré. Une piste lointaine, hypothétique, voire illusoire, à laquelle le spectateur ne cherchait même pas à donner du crédit : jamais Andrea Arnold, aussi libre soit-elle, ne prendrait une telle
décision ! Jamais elle ne mènerait aussi clairement son cinéma vers une proposition si radicale, à mille lieues de ce que l’on imagine ou attend d’elle. Et pourtant, si ! Ce saut dans le vide, de ceux qui font les meilleurs cinéastes, les moments de cinéma mémorables et les grands films indomptés, Arnold ne le fait pas seule. Ses acteurs le font aussi, sans ciller, sublimes d’implication. Et le spectateur de suivre, obligé par tant d’évidente beauté, sidéré.
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