Après un prologue radicalement sombre, le film s’ouvre à la lumière par un idyllique « déjeuner sur l’herbe », comme le prélude d’un conte des frères Grimm rythmé par un merle chanteur : il était une fois… La famille Höss, qui vit dans un écrin de verdure à proximité d’une large rivière, au sein d’une charmante demeure : la mère, le père, cinq petites têtes blondes nées de leurs amours… et quelques domestiques à leur service. Reine en son royaume enchanté, la mère s’évertue à bien élever ses enfants tout en prenant soin de son potager et des fleurs qui embellissent ce jardin d’Eden. Mais comme dans les contes, l’Eden n’est jamais loin de l’Enfer. Rudolf, le père, n’est certes pas un ogre – mais rien de moins que le commandant en chef du Camp d’Auschwitz-Birkenau. Autrement dit un technicien hors pair du meurtre de masse. Et le décor idyllique que nous venons de découvrir n’est qu’une enclave au milieu du-dit camp.
C’est ainsi qu’à partir d’un quasi-huis clos au sein de cette « zone d’intérêt » (espace ainsi défini en langage nazi), Jonathan Glazer parvient à faire vivre l’enfer de l’extermination et à représenter l’irreprésentable sans jamais le donner directement à voir. Loin de la reconstitution historique documentée des camps de la mort, le hors-champ des massacres se déploie avec force dans le quotidien, en apparence paradisiaque, de ces petits-bourgeois allemands. Il surgit d’abord à travers les images des cheminées fumant derrière les murs de protection, puis par celles des cendres venant coloniser les espaces voisins. Jonathan Glazer excelle dans la mise en scène de cet espace protégé au cœur de la zone de mort, filmé sous diverses perspectives, juxtaposant ces univers opposés. Le film distribue par touches impressionnistes des pincées d’effroi, au travers de détails, de gestes, d’allusions ou d’attitudes furtives. Madame se réjouit pendant l’essayage d’un manteau de fourrure provenant du Canada (nom d’un autre camp d’extermination) pendant que les enfants s’amusent. Monsieur, ingénieur zélé, organise depuis son bureau le processus optimisé de la solution finale. Madame s’adresse avec amour à ses fleurs, mais ne fait preuve d’aucune humanité à l’égard de sa domestique juive. La piscine du jardin dans laquelle s’ébattent les enfants sidère par quelques caractéristiques glaçantes… Ces séquences taillées au scalpel dessinent en creux le visage banal et monstrueux de l’idéologie nazie. Tour de force rendu possible par une bande-son digne d’un film de science-fiction où grondements des fours, tirs, cris, traversent l’espace et contaminent le paradis. Des échos gutturaux et des brames évoquant la mastication d’un ogre se mêlent aux bribes de paroles distinctes de suppliciés. Rumeurs amplifiées la nuit et arrivant jusque dans les chambres des enfants malgré les nombreuses portes et fenêtres fermées. Un univers fantastique enrichi de références aux tragiques histoires de Hansel et Gretel. Le malaise progresse à mesure qu’on apprivoise cette famille où tout n’est qu’apparence et vernis. Outre les horreurs orchestrées par le commandant (tantôt en uniforme nazi, tantôt en costume blanc), on devine les frustrations sexuelles et les obsessions hygiénistes, les rapports de domination et d’humiliation qui imprègnent chacun des membres. Jusqu’au dégoût.
Rarement comme dans La Zone d’intérêt on aura tiré parti de l’efficacité du hors-champ pour raconter les violences dont l’humanité est capable contre elle-même. En incarnant les mécanismes du déni, le film rappelle à chacun à quel point il est aisé d’oublier progressivement l’horreur qui se déroule autour de nous et de faire le choix de l’indifférence. Quant aux grondements terrorisants du monstre d’Auschwitz, ils continuent de nous habiter longtemps après la projection, l’hydre du fascisme menaçant toujours, partout, de renaître.
Utopia