Rugueux comme les chemins escarpés qui grimpent dans la garrigue, sec comme la végétation qui trouve à pousser sous la violence de l’été, doux et lumineux comme le soleil couchant dans la baie de Calvi, Le Royaume est un premier film impressionnant : dense, taillé à la serpe, bluffant, par quelque bout qu’on l’attrape – ou qu’on se laisse attraper. Sur son versant lumineux, il raconte une parenthèse enchantée, les vacances clandestines, inattendues et contraintes, au cours desquelles une fille et son père se retrouvent et se découvrent, hors du temps, du monde et de la folie des hommes. Un court moment de complicité forte, de paix et de tendresse, de découverte réciproque, bordé par la violence qui couve, cerne, et en définitive meut le paternel. Côté sombre, c’est un polar abrupt. Un âpre film de gangsters, peuplé de voyous taiseux, où, loin des femmes, dans le secret des collines, les hommes n’en finissent pas de (ne pas) régler leurs différends de déshonneurs, de mensonges, de trahisons, sous la forme de vendettas réciproques et sanglantes. Un film noir pur jus de chique, mais qui glisserait subrepticement sur le côté, descendrait de deux ou trois têtes, pour se raconter à hauteur d’enfant. Ou presque.
Ce n’est pas la Corse des militants nationalistes que choisit le film de Julien Colonna pour raconter cette étonnante et forte histoire de filiation, mais celle des affrontements entre clans mafieux, qui a longtemps gangrené l’île. Et pourtant, au-delà des paysages, des décors urbains dé-poétisés, de certains visages en arrière-plan, on trouve une singulière proximité de ton entre ce Royaume de si belle facture, parfaitement maîtrisé, et les films épatants de Thierry de Peretti (À son image, Une vie violente, Les Apaches…). Le même besoin de sortir des représentations de carte postale de la Corse, la même volonté de s’extraire du romantisme – là de la lutte armée, ici du grand banditisme. Une nécessité de revisiter l’histoire récente de l’île en prenant à bras-le-corps ses stigmates, un désir commun de rendre justice et humanité à ses habitants. Et une capacité à capter les regards et les émotions, fortes, telluriques. Récit initiatique, destin d’une jeune femme d’abord ballottée puis déterminée, entre formation et héritage, Le Royaume est chargé de cette histoire-là. Le regard farouche, Ghjuvanna Benedetti (dont c’est le premier rôle au cinéma) donne à Lesia une épaisseur époustouflante et tient la dragée haute à Saveriu Santucci, qui incarne avec un naturel confondant le charismatique Pierre-Paul, chef de gang intraitable et père attentionné, fou de sa fille. Au risque de l’armer et l’entraîner dans la spirale infernale de sa vendetta.
D'après Utopia