Le Triangle of sadness, c’est, apprend-on de la bouche de l’héroïne, la mannequin Yaya, cette zone au-dessus du nez, entre les sourcils, que son petit ami Carl – mannequin lui aussi, avec moins de talent – ferait mieux de relâcher pour avoir l’air moins grincheux. Il n’a d’ailleurs pas de raison de l’être : le couple a gagné une croisière sur un paquebot de luxe, où ils croisent un oligarque russe, un couple d’Anglais ayant fait fortune dans la vente d’armes ou encore un riche homme d’affaires suédois. Rien ne se passe comme prévu lorsque le traditionnel dîner de gala du capitaine se déroule un soir de tempête, mettant en danger le confort des passagers.
Des muscles qui se relâchent, il y en a à gogo dans ce film fou et joyeusement crade qui tire à vue sur les ultrariches, avant de disséquer «sans filtre» et sans tabou les ficelles fondamentales du capitalisme. Östlund pousse le bouchon plus loin encore qu’il ne l’avait fait avec sa satire sur le monde de l’art contemporain, pour s’imposer en héritier du cinéma de Luis Buñuel ou de Marco Ferreri… Avec, en plus, une généreuse louche d’humour à la Troma (société indépendante new-yorkaise dirigée par le provocateur Lloyd Kaufman, qui produit à la pelle des comédies d’horreur politiquement incorrectes depuis 50 ans), à en croire l’inoubliable quart d’heure où le somptueux bateau est entièrement souillé par un feu d’artifice de vomi.
À la fois farce grotesque et fable, le film pervertit allègrement les rapports de force entre riches et pauvres, y compris à travers les notions de politique (le capitaine du paquebot est un communiste invétéré) et de travail. Après le naufrage du bateau, la troisième partie, qui prend pour décor une île déserte où une poignée de survivants ont échoué, renverse définitivement les rôles («Sur le bateau, je nettoie les chiottes; ici, je suis capitaine!», lance la femme de ménage Abigail, seul espoir de survie du groupe sur l’île) et délaisse l’écriture excessive pour l’analyse intelligente (mais toujours mordante). Et alors que la morale se profile à l’horizon, Ruben Östlund rectifie le tir final pour redoubler de férocité et de noirceur. Par souci de réalisme, pourrait-on dire.
Le quotidien luxembourgeois.