Et si Wes Anderson avait tourné son oeuvre la plus expérimentale ? « The French Dispatch » est un ersatz fictif du magazine « The New Yorker », dont le film se présente comme le pendant cinématographique : un recueil d’articles à regarder ! Voici donc « une nécrologie, un guide touristique et trois reportages de fond » sur des excentriques. Ici, Moses Rosenthaler, un peintre criminel, condamné à perpétuité, dont la matonne est aussi le modèle de ses toiles abstraites très courues sur le marché de l’art. Là, Zeffirelli, meneur de barricades étudiantes en Mai-68, qui découvre l’amour et la révolution. Plus loin, un commissaire fin gourmet et père veuf d’un fils de 10 ans kidnappé par des gangsters qui veulent le faire chanter. Le réalisateur de Grand Budapest Hotel s’autorise tout : il superpose les modes de narration, va et vient du noir et blanc à la couleur, change de format d’images quand bon lui semble et rend un hommage vibrant au journalisme, à la BD, à la culture française et à tout un pan de son cinéma (Tati, Godard, Duvivier). De la Belle Epoque à Mai-68, il encapsule un nombre délirant de références artistiques et historiques, réinventées selon son imaginaire débridé et son style « maisons de poupées », pour faire écho à des sujets actuels (le distinguo entre homme et artiste, la jeunesse révoltée, le racisme, la violence policière).
Quelle invention, quelle drôlerie, quelle sensibilité ! Et quel casting ! On n’a qu’une envie : faire pause sur chaque image pour en apprécier les détails et identifier les acteurs – défilent, parfois pour une apparition furtive, les fidèles du cinéaste et la moitié des comédiens français. Alors oui, les films d’Anderson ressemblent de plus en plus à des musées, mais des musées vivants, accueillants : les oeuvres et les époques y communiquent entre elles, l’Art et l’Histoire conversent, produisant plein de petites épiphanies burlesques ou sentimentales. Il suffit d’un rien pour s’y perdre, mais chaque nouvelle visite donne envie d’y retourner. Pour éprouver encore ce monde fou fou fou aux lignes harmonieuses. Le nôtre en beau.
Nicolas Schaller